« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Un récit de voyage ne déparerait pas dans le paysage

Alain ne serait pas allé bien loin avec l’argent du loyer.
Alain prit un taxi pour l’aéroport mais il ne s’envola pas pour autant vers les antipodes.
Il profita du surprenant mutisme du chauffeur pour s’adresser à lui-même en marmottant.
« Eh bien quoi d’abord je ne lui ai rien demandé. »
« De toute façon je ne m’attendais à rien de bien mirobolant. »
« Il y a longtemps que je ne me fais plus aucune illusion sur la générosité de mon frère. »
« La mesquinerie de sa vie n’a d’égale que le charme de sa femme. »
« Je me demande bien comment il a pu se dégoter une jolie petite femme comme ça. »
« Comment cet éternel nigaud pourrait-il bien comprendre un type comme moi qui voit les choses en grand. »
Il lui suffit de se mêler à un groupe en provenance de Sydney ou de Buenos Aires pour croire qu’il revient de Sydney ou de Buenos Aires, et même d’Hobart ou de San Carlos de Bariloche. Il se met au diapason. Il est épuisé dès qu’il voit les premières poches sous les yeux du premier voyageur hirsute traînant sa valise à roulettes qui lui fracasse les oreilles, suivi d’un chœur dont le vacarme du canon épouvanterait une armée de sourds.
Alain ne parvient jamais à dormir en avion car il aime éprouver la longueur d’un voyage, sans quoi autant rester chez soi et aller chaque matin chercher sa baguette fantaisie (la seule fantaisie qu’il se permettrait) chez son boulanger où la boulangère est gentille et moche.
Il était coincé entre un Australien XXXL et une jeune Canaque aux cheveux ébouriffés qui aurait dû lui valoir, comme pour l’Australien chaussant du 53, de payer double place. Ainsi Alain, en négociant malin, aurait voyagé gratuitement. Ainsi l’argent du loyer aurait suffi. Ainsi Alain aurait pu profiter du duty free. Ainsi Alain aurait offert un parfum Hermès à sa voisine canaque pour la remercier de son hébergement et ainsi l’affaire eût été dans le sac.
Alain est un seigneur quand il parcourt les sémillantes galeries duty free. Son nez indique son expertise à toutes les vendeuses qui n’osent pas rire de ses blagues de peur que ne s’effondre leur visage trade mark.
Alain a choisi un parfum Hermès. Alain sait être reconnaissant envers son haut protecteur.
Le chauffeur de taxi lui dit qu’il a bien de la chance d’avoir une petite femme qui a la classe pour mériter un parfum de chez Hermès.
Alain, oubliant un instant sa posture aristocratique, se fait déposer à un arrêt de bus.
À cet arrêt de bus attendait Maurice.