« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Lettre de Léa à sa sœur toujours à propos de cette même affaire

boulevard de la Fraternité, le 10-02-2010


Ma chère grande sœur,
comme je te l’avais promis je t’écris pour te décrire un peu les choses après cent jours de vie commune avec Maurice. Nous avons emménagé boulevard de la Fraternité, au 87 (note bien cette adresse), sous les toits, dans un quartier commerçant pas trop bruyant cependant, après quelques semaines boulevard de l’Égalité, chez des amis partis à la recherche de spiritualité sur le chemin de Saint-Jacques. Avant tout, je voudrais te raconter la dernière qui ne laisse pas de m’inquiéter, une histoire qui t’en dira plus long que toutes les descriptions que je pourrais te faire. Maurice a un frère. Cela n’a rien d’extraordinaire, me diras-tu, sauf qu’il ne m’en avait jamais parlé. Tu sais qu’il n’est déjà pas bavard, je le savais, je l’accepte, j’aime son mystère, sa mélancolie compte beaucoup dans l’amour que je lui porte. Tu m’avais prévenue, j’assume. Bref, venons-en à son frère, pendant que le souvenir, justement, est encore tout frais.
Il s’appelle Alain. Il a débarqué de nulle part hier en fin d’après-midi. Il ne ressemble pas vraiment à Maurice si ce n’est le nez, qu’il a encore plus fort, ou plus exactement plus conquérant, comme une épée est plus conquérante qu’un morceau de fromage, si j’ose dire (tu ne le répéteras pas à Maurice !). D’emblée, il a installé une gêne, pour ne pas dire un malaise (à part pour Ristourne, le chat, je ne t’avais pas dit que nous avions recueilli un chat tout noir, avec seulement le museau et les pattes blancs, comme s’il les avait trempés dans de la peinture fraîche en trébuchant à sa naissance). Maurice s’est recroquevillé, non pas, pétrifié, non plus, cristallisé plutôt tant il m’a donné le sentiment de pouvoir se volatiliser au moindre choc.
J’en viens à la meilleure, quand, après s’être assis dans mon fauteuil sans que je l’y invite (j’allais le faire), il feuilleta avec dédain Les Enfants Tanner (je ne te remercierai jamais assez de m’avoir fait entrer dans le domaine de Robert Walser, à un point tel que tu le regretteras peut-être un jour !). Il prend une page au hasard, tu sais, comme notre prof de français quand il voulait nous bluffer, lit le passage où Simon se demande à quelle personne il pourrait emprunter de l’argent, une personne dont l’estime lui serait égale, dit-il, c’est-à-dire, tu le sais mieux que moi, surtout pas son frère Klaus. Ça l’a fait rire, que dis-je, ça lui a provoqué une espèce de fou rire malhonnête, non pas un ricanement mais, comment pourrais-je m’en rapprocher par les mots… un rire de tortionnaire. Entre-temps je lui avais offert le chocolat chaud qu’il avait demandé après que je lui avais proposé de prendre un petit quelque-chose, enfin je l’avais compris comme ça, ce qui avait déclenché ses premiers hoquets de rire comme si un type comme lui (lis « un type viril », Sara, pas comme son frère) pouvait se satisfaire d’une boisson pour gosses. Le supplice était interminable, et, ne sachant comment me comporter, c’est le frère de Maurice tout de même, j’exécutais mon rôle de parfaite hôtesse qui donne le change. Tu vois le tableau ?
Il a fini par décamper car il n’avait pas que ça à faire, lui, car il était un homme surbooké, tu comprends, en sous-entendant que l’esprit de famille avait des limites. Il a repris son chapeau (je ne t’ai pas parlé de son chapeau qu’il avait balancé dans la pièce, en entrant, tout à son triomphe annoncé, comme au music-hall quand le magicien expédie son haut-de-forme — à sa pulpeuse assistante de s’en débrouiller !), nous gratifia d’un « à plus » arrogant et dégringola les escaliers précédé de Ristourne qui n’en manque pas une pour nous montrer son ingratitude. Ouf ! J’ose espérer que cette fâcheuse impression première sera bientôt contredite (que mon cher Walser ait fait les frais de ses sarcasmes fausse sans doute mon jugement), que le sombre tableau que je brosse ici encore sous le choc s’éclaircira bientôt.
Mais, écoute bien, il y a une chute à cette histoire. Je n’avais pas remarqué un détail : Maurice avait fait un geste subreptice avant que son frère ne s’en aille. Je ne l’avais pas vu sur le coup, seulement en y repensant j’ai compris qu’il lui avait donné l’enveloppe avec l’argent du loyer que nous avions posée sur une étagère à l’entrée. « C’est mon frère » me dit-il seulement.
Cette histoire est un merveilleux exemple pour que tu voies comment est Maurice et pourquoi, s’il y a besoin d’un pourquoi, je l’aime.…

Je t’embrasse, ma belle Sara, à mon tour j’attends de tes nouvelles, de tes chats, de tes amours…

Ta petite Léa